Isidore Soucy, violoneux québécois : un nouveau CD

Vol. 8, no. 3, Printemps 2004

par JOYAL Jean-Pierre

Les amateurs de violon traditionnel québécois ont de quoi se réjouir. Ils ont maintenant facilement accès à une partie du répertoire d’Isidore Soucy, célèbre violoneux québécois du début du XXe siècle. Nouvellement apparu sur le marché, Isidore Soucy violoneux québécois est une compilation de 25 enregistrements parus entre 1929 et 1939. Il s’agit d’un disque produit par le violoneux Martin Racine de Québec, ancien membre du groupe de musique traditionnelle La bottine souriante.

Pour ceux qui le connaissent peu, Isidore Soucy est né en 1899 à Sainte-Blandine dans le comté de Rimouski et il est décédé à Montréal en 1963. Il est assurément le violoneux québécois à avoir le plus endisqué au début du XXe siècle. Sa production discographique comprend au-delà de 200 disques 78 tours, sans mentionner quelques microsillons produits à la fin des années cinquante et au début des années soixante.

Ce nombre est impressionnant mais il convient cependant de préciser que certaines pièces du répertoire d’Isidore Soucy furent enregistrées plus d’une fois sous des titres différents. De plus, les compagnies de disques canadiennes produisaient parfois des pressages différents pour le marché francophone et le marché anglophone. Ces deux pratiques jumelées ont fait que parfois la même mélodie se retrouvait sur plusieurs disques à la fois, sous des noms divers et avec des pressages distincts pour certaines régions du Canada. Malgré cette remarque, il reste qu’Isidore Soucy a enregistré plus de disques que ses concurrents et qu’il exerça une influence considérable sur les violoneux québécois au début du XXe siècle.

Isidore Soucy violoneux québécois est une production soignée. La restitution sonore est excellente et le bruit de fond des disques 78 tours est considérablement réduit. Cependant, je m’interroge sur certains des choix des producteurs de ce disque.

D’entrée de jeu, précisons que l’appellation « disque 78 tours » est approximative. De fait, la vitesse de rotation des premiers disques au début du XXe siècle variait entre 70 tours et 83 tours à la minute. Le standard de 78 tours à la minute serait apparu vers 1918, mais il n’est pas rare de trouver des disques enregistrés à des vitesse autres que le supposé « 78 tours ». Je souligne ce fait, car plusieurs pièces du disque Isidore Soucy violoneux québécois sont jouées dans des tonalités suspectes, jamais utilisées par les violoneux québécois. Par exemple, on retrouve 6 pièces jouées dans la tonalité de Ré dièse majeur, alors que la tonalité de Ré majeur était probablement celle utilisée lors de la séance d’enregistrement (à moins que le piano ait été accordé un demi-ton plus haut lors de la séance d’enregistrement). On retrouve également d’autres exemples dans les tonalités de Sol dièse majeur et de Mi majeur, des tonalités jamais utilisées par les musiciens traditionnels québécois. Les producteurs de ce disque compact auraient peut-être pu ralentir les disques utilisés pour atteindre les tonalités d’origines ?

Le livret explicatif, quant à lui, est de belle facture et les commentaires sont fort instructifs. Mais, encore là, plusieurs questions restent sans réponse. Le texte mentionne la date et le lieu d’enregistrement de chaque pièce mais, lacune importante, la compagnie de disque et le numéro de chaque disque ne sont jamais mentionnés. Comme certaines pièces ont été enregistrées plus d’une fois et souvent sur des compagnies de disques différentes, il importe de connaître ces détails pour savoir à quelle version nous avons affaire. De même, le nom du pianiste accompagnateur n’est jamais mentionné, alors que ce détail apparaissait sur les disques d’origines.

Je m’interroge également sur les motifs qui ont justifiés le choix des ces enregistrements. Il est écrit dans le livret que les pièces nos. 24 (Gigue 1) et 25 (Gigue 2) proviennent de la collection de Daniel Roy mais il n’est mentionné nulle part d’où proviennent les autres pièces. Pourquoi les producteurs se sont-ils arrêtés sur ce répertoire spécifique parmi le grand nombre d’enregistrements effectués par Isidore Soucy ? S’agit-il d’un choix esthétique, et si oui sur quels critères s’appuie-t-il, ou ce choix est-il dû à une difficulté d’approvisionnement ? Après tout, les disques 78 tours ne courent pas les rues. Je pose cette question car, malgré l’intérêt de cette production, plusieurs pièces majeures du répertoire d’Isidore Soucy n’y figurent pas. Peut-être peut-on espérer un second volume qui viendra combler cette lacune.

Parlant du jeu d’Isidore Soucy, le livret mentionne que : « De ses interprétations se dégagent une vivacité et une authenticité incroyables. Il avait acquis un style personnel reconnaissable entre tous ». Malheureusement, ce style personnel n’est jamais décrit nulle part, ce qui serait pourtant une information fort utile pour les utilisateurs de ce disque.

Au Québec, au début du XXe siècle, les violoneux concurrents d’Isidore Soucy étaient Joseph Allard (de la région de Montréal) et Joseph Bouchard (de la région de Québec). Ces deux musiciens avaient des styles opposés. Allard utilisait une ornementation raffinée à l’irlandaise avec de petits coups d’archet et une sonorité douce alors que Bouchard jouait dans un style beaucoup plus lyrique sans ornementation mais avec de grands coups d’archet et une sonorité très puissante.

En comparaison, Isidore Soucy avait un jeu rustique qui utilisait à profusion les coups d’archet saccadés. Il ornementait rarement la mélodie mais par contre l’utilisation fréquente de doubles cordes donnait du panache à ses interprétations. De plus, contrairement à Allard et Bouchard, Isidore Soucy aimait à taper du pied en jouant du violon ce qui donne un côté archaïque à sa musique. Déjà sur les premiers disques 78 tours, cet élément rythmique était en perte de vitesse au profit de l’accompagnement harmonique du piano et de la guitare.

Cela dit, on ne peut parler de la musique d’Isidore Soucy sans souligner le fait qu’une grande partie de son répertoire était formée « d’airs tordus », c’est-à-dire d’airs dont les phrases ne respectent pas les 8 temps ou 16 temps réglementaires selon les patrons du « reel » et de la « jig » qui nous viennent des îles Britanniques.

Maintes fois, j’ai entendu des musiciens traditionnels critiquer Isidore Soucy parce qu’il « sautait des temps » [entendre par-là qu’il ne respectait pas les modèles mentionnés plus hauts]. Ce serait mal juger notre homme.

L’accordéoniste Philippe Bruneau m’a raconté un jour une anecdote truculente qui est fort révélatrice de la pensée musicale d’Isidore Soucy. Bruneau avait été engagé par Isidore Soucy au début des années soixante. Un jour qu’il pratiquait une nouvelle pièce en coulisse, il lui arriva de sauter un temps par mégarde. Isidore Soucy qui était dans les environs lui dit aussitôt : « Aie ! mon jeune, tu viens de sauter un temps. Fais attention. Tu sauras que les temps c’est important dans la musique ».

La conclusion de cette anecdote, c’est qu’Isidore Soucy sautait rarement des temps. Il jouait des « airs tordus » qu’il avait appris de cette façon et qu’il reproduisait le plus fidèlement possible dans une esthétique différente de celle véhiculée par les modèles des îles Britanniques. Ici, des temps sont parfois enlevés ou ajoutés à une phrase de 8 temps ou de 16 temps, ce qui donne des phrases structurées sur 7, 9, 15, 17, 18, 19, 20 ou même 23 temps. Isidore Soucy n’était pas le seul musicien québécois à jouer des mélodies de ce genre mais il est sûrement le musicien traditionnel à avoir endisqué le plus d’« airs tordus », ce qui fait que son nom est aujourd’hui associé à ce type de mélodie.

Pour vous en convaincre, je vous invite à écouter les pièces suivantes sur l’album Isidore Soucy violoneux québécois. Comme le veut la tradition des îles Britanniques, les airs sont ici composés de deux phrases musicales qui sont répétées, ce qui nous donne le schéma AA/BB. Les chiffres inscrits à côté de ces lettres représentent le nombre de temps utilisés dans chaque phrase. Donc, au lieu des patrons habituels de A=8 / A=8 / B=8 / B=8 ou
A=16 / A=16 / B=16 / B=16 nous avons droit à une variété de longueurs de phrases musicales.

Plage 1 : Reel des boulangers
A=23 / A=23 / B=19 / B=19
Plage 3 : Reel des braves
A=17 / A=17 B=8 / B=9
Plage 5 : Quadrille des Laurentides, 1ère figure
A=20 / A=20 / B=18 / B=18
Plage 6 : Quadrille Yvette
A=15 / A=15 / B=7 / B=9
Plage 8 : Quadrille des Laurentides, 2e figure
A=15 / A=15 / B=16 / B=16
Plage 10 : Quadrille des ancêtres, figure 1
A=17 / A=17 / B=9 / B=8
Plage 14 : Quadrille Marie-Louise
A=17 / A=16 / B=20 / B=20
Plage 16 : Gigue des pochards
A=19 / A=19 / B=16 / B=16
Plage 21 : Gigue à Charlotte
A=23 / A=23 / B=10 / B=10
Plage 22 : Gigue des touristes
A=20 / A=20 / B=15 / B=15

En résumé, cette production de qualité devrait se retrouver dans la collection de quiconque s’intéresse au violon traditionnel québécois. Que ce soit pour découvrir un répertoire inusité ou pour entendre un style de jeu peu pratiqué de nos jours, vous prendrez plaisir à écouter Isidore Soucy violoneux québécois.

Messages



Infolettre

FACEBOOK